Précédent | Suivant | Texte intégral de l'enfer de Dante | Accueil


CHANT XXV



Suite de la dernière vallée, où sont punis les concussionnaires.


La Divine Comedie - L'Enfer de Dante Alighieri:

À ces mots, le sacrilége tourna contre le Ciel ses poings fermés, et, les déployant avec furie [1], s'écria:

--Prends, ô Dieu! c'est toi que je brave.

Mais soudain une couleuvre (et leur race depuis ne m'est plus odieuse) lui serra la gorge de noeuds redoublés, comme pour dire: Tu ne parleras plus. Ensuite une autre, s'attachant à ses bras, se raidissait tellement sur sa poitrine, qu'il ne pouvait branler la tête. Ah! Pistoie, Pistoie, que ne t'embrases-tu de tes propres mains, puisqu'il ne peut sortir de toi qu'une race funeste au monde! Je n'ai point vu dans tous les cercles de l'Enfer un esprit si révolté contre Dieu, pas même celui qui tomba des murailles de Thèbes [2]; et je l'ai vu s'enfuir, ayant ainsi perdu la parole.

Après lui vint un Centaure furibond qui courait en criant:

--Où est-il, où est-il, le féroce?

Et je crus voir depuis son immense croupe jusqu'à sa face humaine, plus de couleuvres que n'en pourraient nourrir les marécages de Toscane. Droit sur son dos, paraissait un dragon flamboyant aux ailes déployées, couvrant de feu tout ce qu'il rencontrait.

--Voilà Cacus, dit mon guide, lui qui remplit de tant de meurtres et de sang les roches du mont Aventin. Il ne tient pas la même route que ses frères [3], pour avoir détourné le grand troupeau d'Hercule: mais par ce vol il termina ses crimes et sa vie, rendant le dernier soupir aux premiers coups de l'immortelle massue.

Mon guide parlant ainsi, le Centaure passait outre; et trois esprits, qui s'avançaient vers nous, auraient sans doute échappé à notre vue si l'un d'eux n'eût crié:

--Qui êtes-vous?

Ce qui rompit notre entretien, et fit tomber nos regards sur eux.

Je les considérais sans les reconnaître, lorsqu'il arriva que l'un dit à l'autre:

--Où sera donc resté Cianfa [4]?

Et soudain je portai mon doigt sur ma bouche, comme pour demander au sage un moment de silence.

Maintenant, lecteur, je permets que ta foi se refuse à ce que je vais dire, puisque le témoignage de mes yeux n'a pu me le persuader encore.

Les trois ombres étaient toujours devant moi, lorsqu'un serpent qui rampait sur six pieds s'élance vers l'un des coupables, et s'attache tout entier à lui.

D'un triple effort, il lui serre en avant les bras, les flancs et les genoux; lui ramène en arrière sa queue autour des reins, et, le pressant ici face à face, lui creuse d'une seule morsure et l'une et l'autre joue.

Le lierre chevelu se lie moins étroitement à l'arbre que l'affreux reptile à cet infortuné; ils se fondent ensemble comme la cire amollie, et mêlent si bien leurs couleurs qu'on ne distingue déjà plus l'un de l'autre: c'est ainsi qu'à l'aspect des flammes, le papier se colore d'une sombre rougeur, où le blanc et le noir se confondent.

Les deux ombres, qui les contemplaient ainsi, s'écrièrent avec effroi:

--Angel, comme tu changes! Voilà que tu n'es plus ni homme ni serpent [5].

Et déjà les deux têtes n'en formaient qu'une, où dans un seul visage paraissait le confus mélange de deux figures: les bras, la poitrine et les jambes se perdirent dans un assemblage que l'oeil n'a jamais vu: plus de traits primitifs: être simple et double à la fois, le fantôme pervers marchait et s'éloignait de nous à pas lents.

Cependant, comme on voit sous l'ardente canicule le lézard désertant ses buissons, fuir en éclair à travers les sentiers; tel parut, s'échappant vers les deux autres coupables, un reptile enflammé, noir et luisant comme l'ébène.

Il frappa l'un d'eux au nombril, premier passage des aliments dans nous, et tomba vers ses pieds étendu.

L'homme frappé le vit, et ne cria point; mais, immobile et debout, il bâillait comme aux approches du sommeil ou d'une brûlante fièvre: il bâillait, et regardait le reptile, qui le regardait lui-même: tous deux se contemplaient: la bouche de l'un et la blessure de l'autre fumaient comme deux soupiraux, et les deux fumées s'élevaient ensemble.

Qu'ici, témoin du prodige, Lucain se taise sur les malheurs de Sabellus et de Nasidius [6]; qu'Ovide ne parle plus de Cadmus et d'Aréthuse; car, s'il changea l'un en dragon et l'autre en fontaine, jamais il n'opposa deux natures de front, les forçant d'échanger entre elles leur matière et leur forme. Mais le serpent et l'homme firent cet horrible accord.

Je vis la croupe de l'un se fendre et se diviser, et les jambes de l'autre s'unir sans intervalle; ici la peau s'étendre et s'amollir, et là se durcir en écailles. Ensuite les bras du coupable décroissant à ses côtés, le monstre allongea deux de ses pieds vers ses flancs, et les deux autres réunis plus bas lui donnèrent le sexe que perdait l'ombre malheureuse.

Sous la fumée qui les voilait toujours, les deux spectres se coloraient diversement; et l'un quittait enfin les cheveux dont l'autre ombrageait sa tête, l'homme tomba sur son ventre, et le serpent se dressa sur ses pieds.

Alors, et sans détourner leurs affreux regards, l'un se montra sous une face et des traits moins informes; et l'autre, pareil au limaçon qui replie ses yeux, n'offrait déjà plus qu'une tête effilée, où disparaissaient tour à tour le nez, la bouche et les oreilles.

Mais la fumée s'évanouit; et soudain le nouveau reptile dardant une langue acérée, fuit en sifflant dans la nuit profonde.

L'homme nouveau l'insulte en crachant après lui; et se tournant ensuite vers l'autre compagnon:

--Je veux, lui dit-il, que Bose rampe dans la vallée aussi longtemps que moi [7].

Ainsi j'ai vu le septième habitacle se former et se transformer; et si mes tableaux sont horribles, ils ont du moins la nouveauté [8].

Enfin, quoique mes yeux et mon âme confuse se perdissent dans ces horreurs, toutefois encore je remarquai Puccio Sciancato [9], le seul des trois esprits qui n'eût pas subi d'épreuve: l'autre était, ô Gaville! celui dont le sang t'a coûté tant de larmes [10].




[1] Le texte dit qu'il fit la figue au ciel.

[2] C'est Capanée qu'on a vu au quatorzième chant.

[3] Cacus aurait dû être puni, avec les autres centaures, dans le fleuve de sang (Voyez le chant XII). Il s'occupe ici à poursuivre Vannifucci.

[4] Ce Cianfa Donati était parent de Dante par les femmes. Il vient de disparaître aux yeux des compagnons de ses supplices, pour avoir subi quelque métamorphose pareille à celle qu'on va voir.

[5] Je crois que c'est Cianfa lui-même, changé en serpent, qui vient de s'attacher à cet Angel, qui était de la famille Brunelleschi. Ces deux Florentins s'étaient unis pour piller la république: ils s'unissent ici pour leur mutuel supplice: idée ingénieuse, dont la terrible exécution fournit une note critique. C'est que les comparaisons étant toujours un objet secondaire dans une description, il faut bien prendre garde aux couleurs qu'on y emploie: elles contrarient l'ordonnance générale, si elles ne se fondent pas bien dans la teinte dominante; car il est vrai, en poésie comme en peinture, que les reflets de lumière doivent tenir de la couleur des corps dont ils partent, et qu'il se fait par là dans un tableau un échange harmonieux des jours et des ombres. Ainsi l'épithète de chevelu que Dante donne au lierre, reflète un jour effrayant sur le reptile auquel cet arbuste est comparé: par ce mot seul, le serpent se trouve hérissé de poils. Le poëte n'a pas toujours ce grand goût, il faut l'avouer.

[6] Sabellius et Nasidius, deux soldats de l'armée de Caton, furent piqués par des serpents en traversant les sables d'Afrique. Voyez l'affreux tableau de leur mort dans Lucain. Il faut observer que, dans la métamorphose de l'homme et du serpent, la fumée qu'ils exhalent tous deux va de l'un à l'autre, comme pour établir l'échange des deux substances, et qu'ils se contemplent attentivement comme pour prendre modèle de leur nouvelle forme l'un sur l'autre pendant l'action du venin.

[7] Bose, Florentin, de la famille des Donati, qui vient d'être changé en serpent, tandis que le serpent est devenu homme.

[8] Voilà en effet des tableaux où Dante se montre bien dans cette magnifique horreur sur laquelle Tasse s'est tant récrié. Hardiesse de style, fierté de dessin, âpreté d'expression, tout s'y trouve; les trois vers qui terminent la tirade font frémir d'admiration, car ce n'est plus de l'italien, non mortale sonans; c'est le mens divinior; c'est l'Enfer dans toute sa majesté:

Cosi vid'io la settima zavorra
Mutar e trasmutare; e qui mi scusi
La novità, se fior la lingua abborra
.

On croit d'abord que l'imagination du poëte, lassée des supplices de Vannifucci et d'Angel, va se reposer; quand tout à coup elle se relève et s'engage dans la double métamorphose du serpent en homme et de l'homme en serpent, sans reprendre haleine, sans user même d'une simple transition. Aussi paraît-il bientôt que Dante a eu le sentiment de sa force par le défi qu'il adresse à Lucain et à Ovide: et non-seulement il est vrai qu'il les a vaincus tous deux dans cette dernière tirade, mais il me semble qu'il s'est fort rapproché du Laocoon dans le supplice d'Angel.

C'est des trois derniers vers qu'on vient de citer qu'est tirée l'épigraphe de l'ouvrage. Elle présente plus d'un sens: Qu'ici la nouveauté m'excuse si mon langage est barbare; ou bien, _si mon langage repousse la parure; ou enfin, _si mes tableaux ne respirent qu'horreur: on a suivi cette dernière intention. Il est inutile de faire observer combien Dante s'est élevé dans ces XXIVe et XXVe chants.

[9] Puccio Sciancato, autre Florentin.

[10] Il se nommait Guercio Cavalcante et fut tué par les habitants de Gaville, terre située sur les bords de l'Arno. Les amis de Cavalcante vengèrent sa mort en massacrant les habitants de Gaville. On voit que c'est lui qui vient de passer de l'état de serpent à celui d'homme; aussi fait-il deux actes d'homme en crachant et en parlant, aussitôt après sa métamorphose.

Il y a des esprits chagrins et dénués d'imagination, censeurs de tout, exempts de rien produire, qui sont fâchés qu'on ne se soit pas appesanti davantage sur le mot à mot dans cette traduction; ils se plaignent qu'on ait toujours cherché à réunir la précision et l'harmonie, et que donnant sans cesse à Dante on soit si souvent plus court que lui. Mais ne les a-t-on pas prévenus au Discours préliminaire, que si le poëte fournit les dessins, il faut aussi lui fournir les couleurs? Ne peuvent-ils pas recourir au texte? et, s'ils ne l'entendent pas, que leur importe? Je leur demande si on eut beaucoup fait pour la gloire de Dante et le plaisir des lecteurs en traduisant à la lettre ce passage du XVIIIe chant: Ah! comme ces démons leur faisaient lever les jambes à coups de fouet! aucun de ces malheureux n'attendait le second coup, encore moins le troisième; et une foule d'autres passages aussi heureux?

Croira-t-on, par exemple, qu'il s'est trouvé des gens qui n'ont pu passer trois rimes féminines de suite aux trois premiers vers de l'inscription de l'Enfer? Comme s'ils ne sentaient pas ce que produit cette heureuse monotonie! comme si Racine n'avait pas employé le même artifice dans le monologue du grand-prêtre Joad!

Aux accents de ma voix, Terre, prête l'oreille, Ne dis plus, ô Jacob? que ton Seigneur sommeille: Pécheurs, disparaissez: le Seigneur se réveille.

Comme si enfin, dans quelques circonstances, l'art ne brisait pas lui-même sa règle pour produire un plus grand effet! On affecte encore d'être surpris que le septième vers de l'inscription italienne, avant moi il n'y eut de choses créées que des choses éternelles, soit rendu par celui-ci: J'ai de l'homme et du jour précédé la naissance. C'est pourtant la même pensée retournée, et c'était l'unique manière de la rendre, si on veut y réfléchir. Il n'y avait que l'ange, le chaos et l'éternité quand l'Enfer fut construit; donc il le fut avant le jour, avant l'homme et avant le temps.




Précédent | Suivant | Contents

DanteInferno.info

Le texte intégral de l'Enfer

[I] [II] [III] [IV] [V] [VI] [VII] [VIII] [IX] [X] [XI] [XII] [XIII] [XIV] [XV] [XVI] [XVII] [XVIII] [XIX] [XX] [XXI] [XXII] [XXIII] [XXIV] [XXV] [XXVI] [XXVII] [XXVIII] [XXIX] [XXX] [XXXI] [XXXII] [XXXIII] [XXXIV]




Sponsors: