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CHANT XXI




Cinquième vallée où sont punis les prévaricateurs, juges et ministres qui ont vendu la justice et la faveur des rois. Entretien avec les démons.


La Divine Comedie - L'Enfer de Dante Alighieri:

Poursuivant ainsi un entretien qui n'est plus l'objet de mes chants, nous parvînmes à la cinquième vallée; et déjà nous étions au centre du pont qui se courbe sur elle, lorsque je m'arrêtai pour connaître ce nouveau séjour de douleurs et d'inutiles plaintes: mais je ne découvris partout qu'une affreuse obscurité.

Ainsi qu'on voit au milieu des hivers la résine onctueuse qui bout dans les arsenaux de Venise, pour réparer les ruines de ses nombreux vaisseaux; et cependant l'un présente à l'étoupe visqueuse ses flancs vieillis dans les voyages; un autre élève déjà son squelette rajeuni; tout s'empresse: le chanvre tourne et se roidit en cordages; les rames sont façonnées, et les voiles tendues; et sans cesse le marteau retentit de la poupe à la proue [1]; ainsi je vis dans ces profondeurs un noir bitume qui bouillait, par un secret pouvoir, sans le secours des flammes, et qui s'attachait de toutes parts aux bords de la vallée. Je le considérais à travers ces ténèbres visibles, mais je n'apercevais que d'énormes bouillons qui se gonflaient avec effort et s'affaissaient lentement sur son épaisse surface.

Ce spectacle m'occupait encore quand tout à coup mon guide s'écria: «Prends garde,» me saisissant et me tirant à lui; et moi je tournai la tête avec précipitation, comme un homme emporté par l'effroi, et je vis accourir un ange de ténèbres qui montait vers le pont, et s'avançait après nous. Ciel, quel aspect! Il agitait effroyablement ses ailes, en bondissant sur la roche escarpée; et sur sa robuste épaule il portait légèrement un malheureux qu'il retenait par les pieds, et dont la tête pendait en arrière.

Des hauteurs où nous étions, il cria fortement:

--Compagnons, voici un des anciens de Lucques; recevez-le, car je retourne à cette terre qui n'en manque pas: là, tout homme est à vendre, excepté Bonture [2]; et pour de l'or, tout y est blanc ou noir.

Aussitôt, jetant sa proie au fond de la vallée, il repasse, et franchit encore ces durs rochers avec plus d'ardeur qu'un dogue acharné sur les pas des brigands.

Cependant le réprouvé, qui d'abord s'était englouti dans la poix bouillante, reparut bientôt au-dessus; mais les noirs esprits qui voltigeaient sous la voûte du pont lui crièrent:

--Ne cherche pas ici la sainte face: te voilà dans d'autres bains que ceux de Serkio; plonge-toi vite ou crains nos fourches [3].

Et sans attendre, ils les allongèrent sur sa tête, et le poussant tous ensemble, ils lui disaient:

--Te voilà pour jamais à l'ombre; trafiques-y, si tu peux, en cachette [4].

Et ils le repoussaient toujours, comme on enfonce dans la chaudière fumante la viande qui surnage et se dessèche.

Alors le bon génie me dit:

--Va te mettre à couvert sous ces roches pour éviter la trop subite entrevue des démons; et moi, j'irai seul pour les éprouver: sois sans crainte, car j'ai déjà vu de près ces tempêtes.

En parlant ainsi, il passait vers la base du pont; mais il se montrait à peine sur l'autre bord, qu'il eut certes besoin de toute sa constance. Tels que des chiens en furie qui se précipitent aux cris de l'indigent, et le chassent avec fracas du seuil de nos demeures; tels, à la vue du poëte, les démons s'élancèrent de leurs rochers, et, se jetant à sa rencontre, chacun d'eux lui présentait en tumulte sa fourche menaçante. Mais il leur cria:

--Traîtres, n'avancez pas: avant de lever vos mains sur moi, qu'un de vous s'approche et m'entende, et qu'ensuite il frappe, s'il ose.

Tous s'arrêtèrent et s'écrièrent à la fois:

--Ami, cours à lui.

Aussitôt l'un d'entre eux accourut, et dit à mon guide:

--Que veux-tu?

Mais le sage lui répliqua:

--Penses-tu donc, malheureux esprit, que je vienne ici braver tes fureurs sans l'aveu du destin? Ne retarde plus ma course; une âme encore vivante doit passer avec moi, et notre voyage est écrit dans les cieux.

À ces mots, l'orgueil du rebelle s'abattit, et les mains lui tombèrent de honte et d'épouvante.

--Amis, dit-il aux autres, laissez-le en paix.

Cependant le maître m'appela sans tarder:

--Ô toi qui te caches dans ces rocs, désormais tu peux paraître!

--Et moi je me levai et j'accourus à sa parole; mais voyant la troupe infernale qui s'ébranlait tout à coup, je craignis un retour perfide; et comme ceux de Caprone, qui, malgré la foi du traité, ne passaient qu'en tremblant à travers les files ennemies [5], je m'avançai en me rangeant à côté de mon guide, observant toujours ces noirs visages et leurs funestes regards. Ils abaissaient tous de longues fourches, et l'un disait:

--Ne pourrais-je le toucher?...

--Frappe, frappe, disait l'autre.

Mais celui qui s'entretenait avec mon guide tourna sa tête, et réprima d'un mot leur audace.

Ensuite, reprenant son entretien:

--Vous ne pouvez, nous dit-il, pénétrer plus avant sur ces roches; car il ne reste au fond de la sixième vallée que les décombres de l'antique pont [6]; si donc votre désir est d'aller au delà, suivez d'abord les détours de ce fossé, et bientôt une autre arcade va s'offrir à vous. Hier, à la sixième heure, nous avons compté douze siècles et soixante-six ans depuis la chute du pont [7]. Voilà, continua-t-il, dix des miens qui marcheront devant vous; suivez-les sans crainte; ils vont épier des têtes sur les bords de l'étang.

Alors il les appela par leurs noms, et, ayant donné un chef à cette décurie infernale:

--Allez, leur dit-il, visiter et nettoyer ces rivages: mais que ces voyageurs arrivent en paix.

--Ô bon génie! m'écriai-je alors, en me penchant vers mon guide, qu'est-ce donc que je vois? Laissons cette escorte, et poursuivons plutôt seuls le voyage, si ces routes vous sont connues. Eh quoi! votre oeil clairvoyant n'aperçoit donc pas leurs grincements de dents, et le jeu de leurs perfides prunelles?

--Ne crains point, me dit le poëte, et laisse les tordre ainsi leurs bouches effroyables; car ils ne peuvent pas toujours dissimuler leurs tortures [8].

Enfin la bruyante cohorte se mit en marche; mais chaque démon en partant se tournait vers le chef, et dans un affreux sourire lui montrait ses dents et sa langue pendante, tandis que, courbant avec effort les noires voûtes de son dos, il leur donnait pour le départ un signal immonde.






[1] La comparaison tirée de l'arsenal de Venise était bien plus frappante au moment où Dante écrivait, puisqu'alors Venise faisait seule le commerce de l'Orient et était la première puissance maritime de l'Europe; c'est elle qui avait fourni des vaisseaux pour le transport des croisés en Asie.

[2] Les anciens de Lucques étaient les premiers magistrats de cette petite république, comme les prieurs à Florence. Le poëte les nomme anciens de Sainte-Zite pour faire allusion à la grande vénération où cette sainte est parmi eux. Ce Bonture était l'âme la plus vénale qui fût à Lucques, et le diable plaisante en faisant une exception en sa faveur. On ne sait, au reste, quel est le malheureux qui est précipité dans la poix bouillante.

[3] Ces diables font toujours les mauvais plaisants. Ils se moquent de la dévotion des Lucquois pour la sainte face de Jésus-Christ, qu'on garde en effet très-précieusement dans l'église de Saint-Martin, à Lucques. Le Serchio, qui arrose cette ville, est la même rivière que les Latins nommaient Anser.

[4] Allusion au trafic que Bonture faisait de la justice. Dante nomme tous les prévaricateurs Barattieri. Louis XI, dans le Rosier des Guerres, ouvrage qu'il adresse à son fils Charles VIII, parle aussi de tricherie et de Barat.

[5] Caprone était un fort château qui appartenait aux Pisans. Les Lucquois, réunis aux Guelfes de Toscane le prirent par capitulation. Les assiégés ne sortirent qu'en tremblant de leur citadelle pour traverser le camp des assiégeants qui étaient en force, et dont la foi était suspecte, Dante s'était trouvé à ce siége, comme on l'a dit au discours préliminaire.

[6] Le lecteur doit être prévenu que ce diable fait ici un mensonge aux deux voyageurs pour les égarer dans la vallée, comme on verra bientôt.

[7] Voici comment il faut entendre les paroles du texte. Ce diable dit mot à mot: «Hier, cinq heures plus tard que l'heure où nous sommes, nous avons compté douze cent soixante-six ans depuis la chute du pont.» C'est comme s'il disait: «Nous sommes aujourd'hui au samedi saint, et il est sept heures du matin; cinq heures plus tard il serait midi; hier donc, jour du vendredi saint, à midi (ou à la sixième heure, en comptant à la juive), il y a eu 1266 ans qu'un grand tremblement de terre fit tomber le pont.»

On sait que ce tremblement arriva à l'heure où Jésus-Christ fut mis en croix. Mais comme Dante date de l'incarnation, il faut ajouter 1266 ans les trente-quatre dont Jésus-Christ était âgé lorsqu'il mourut; ce qui fait juste 1300 ans, époque du premier jubilé institué par Boniface VIII et de la descente de Dante aux enfers. Ce poëte a voulu y descendre le soir du vendredi saint, et y passer, comme Jésus-Christ, jusqu'au jour de Pâques.

[8] Virgile se trompait; les diables ne faisaient tant de grimaces que pour se moquer entre eux de la crédulité des deux voyageurs. Le chef répond à ces grimaces par un pet, puisqu'il faut le dire. Dante rend ces diables fort ridicules, dans un siècle où la religion leur faisait jouer le plus grand rôle. Il faut croire d'ailleurs que le poëte avait eu de pareils tableaux sous les yeux, car le gouvernement populaire et les guerres civiles offrent souvent ce mélange d'horreurs et de sales bouffonneries.

Je me suis aperçu, au moment de l'impression, que quelques personnes n'avaient pas bien saisi la note 2 du chant III. Il faut qu'il y règne une métaphysique trop subtile puisqu'elle échappe aux prises de certaines imaginations; je vais donc lui donner plus de corps puisque l'occasion s'en présente.

On a vu au chant III, note 2, que les mots air et étoiles, n'ayant point une liaison nécessaire dans notre esprit, et même dans la nature, on ne gagnait rien à les séparer comme a fait Dante en disant un air sans étoiles. En effet, parmi nos idées, les unes marchent seules, les autres paraissent toujours associées, et nous en avons beaucoup qu'on ne peut unir sans art et sans effort. Or, toutes les fois que nos idées arrivent par paire, on gagne un effet en les séparant; et cela ne se fait point encore sans effort et sans art. Par exemple, le soleil et la lumière, l'aurore et ses couleurs, la nuit et les étoiles, sont indivisiblement unis; et si je dis un soleil sans lumière, une aurore sans couleurs, une nuit sans étoiles, je produis de l'effet. Mais, si je sépare des choses qui sont déjà distinctes et éloignées (quoiqu'elles ne se repoussent pas), comme l'aurore et les arbres, l'air et les étoiles, et que je dise une aurore sans arbres, un air sans étoiles, je n'obtiens que des phrases sans physionomie.

De même, quand deux idées sont irréconciliables, on ne les rapproche point sans qu'il en résulte une secousse agréable ou terrible à l'imagination. Ainsi, l'ombre et la blancheur, la cruauté et la bonté, les ténèbres et la vision étant incompatibles, on gagne beaucoup à dire des ténèbres visibles, comme dans ce chant XXI; des ombres blanchissantes, comme au chant IV; et une cruelle providence, comme au chant XIV. Cette traduction offre quelques expressions créées d'après ce double artifice; mais il faut craindre de l'user. Le premier qui a dit un esprit matériel, a fort bien dit; car il a forcé la matière et l'esprit à s'unir dans la même expression: mais on l'a tant répétée, que ces deux mots se sont familiarisés dans notre pensée, malgré leur haine naturelle; et l'effort qui les rapproche ne se fait plus sentir.

Il reste à présent une conclusion facile à tirer; c'est qu'on ne gagne qu'une plate justesse à unir ce qui est déjà uni, comme en disant un soleil lumineux, ou du sang rouge; et réciproquement à séparer ce qui est déjà séparé, comme en disant une nuit sans jour, une brutalité impolie. À moins pourtant qu'on n'affectât de fondre ensemble des choses déjà tout identifiées, ou d'en séparer d'autres qui s'excluent d'elles-mêmes, afin de produire quelque effet plaisant. Par exemple, on ne peut dire d'une manière sérieuse que Dante ait fait un Enfer sans agrément; Jérémie, des lamentations sans gaieté; et _qu'ils sont morts tous les deux le dernier jour de leur vie. Ceci peut servir à expliquer comment il est possible que la vérité prête le flanc au ridicule, et pourquoi le sublime et le plaisant ont souvent les mêmes limites.




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